Klaxon assourdissant. Je suis tiré de mon sommeil par les éboueurs qui ont finalement mis un terme à leur grève dans Yoff. La technique pour vider ses ordures ménagères est parfaitement bien rodée. Dès qu'on entend le camion klaxonner, on attrape les sacs poubelles et on descend quatre à quatre les marches de l'escalier pour jeter, du bas de son immeuble, les ordures dans le véhicule qui ne traîne pas en route. Le tout est d'entendre le klaxon, en théorie. Mais en pratique, l'entendre n'est que formalité. Ce qui est difficile, c'est de se lever et prendre le courage nécessaire avec soi pour s'occuper des poubelles alors qu'on dormait bien sagement dix secondes auparavant. Pas de tour de rôle à ce petit jeu. Il y a juste des courageux et des faibles.
Internet, jogging sur la plage, petit-déjeuner avec toute la collocation. Les habitudes sont vite prises. Les matinées défilent à une vitesse folle. Du moins les matinée à la française. Les matinées sénégalaises durent plutôt jusqu'à quinze heures. Les cours de treize heures à quinze heures sont considérées comme appartenant au matin pour les étudiants d'ici.
Awa avaient d'ailleurs commencé la session en préparant le déjeuner vers quinze heures tous les jours. Les filles ont mis du temps pour lui faire comprendre l'idée, et surtout l'appliquer, qu'il fallait revoir sa copie. A présent, on ne dépasse que rarement les treize heures trente. Et ce n'est pas plus mal.
L'après-midi, cours de gestion de projet. Nous recevons un intervenant qui vient faire part à nos étudiants de ces observations in situ et de toute son expérience de chargé de projet pour une ONG. C'est un Sénégalais, bien entendu. Il nous explique ce qu'il a vécu pour parvenir à implanter des systèmes de collectes des eaux de pluie et d'autres moyens pour donner aux habitants des communautés rurales isolées de quoi s'alimenter en eau sans avoir à envoyer les femmes du villages au puits pour plusieurs heures. Le puits est en effet bien souvent à plusieurs kilomètres du village et l'on y va avec l'âne et une charrette pour transporter les deux cents litres nécessaires à la vie de la famille pour toute la journée. Les familles sont ici démesurées rappelons-le.
L'intervention est vraiment très intéressante. L'orateur se perd parfois dans ces explications car, assure-t-il, c'est un homme du terrain, pas un pédagogue comme nous. Parfois, quelques mots lui échappent en wolof, ce qui fait que je ne suis pas tout ce qu'il dit. Mais il est à ce qu'il fait. Cent pour cent. Et bénévolement comme nous tous, ce qui est encore plus beau. Il y a un véritable engouement autour de notre projet. Tout le monde est fier d'y participer à sa manière. Donner un cours, aider les différents projets, louer des salles, nous fournir du matériel, c'est une chaîne de l'amitié et de la solidarité. Nous ne sommes pas là pour exploiter des jeunes de Yoff mais pour les aider. Et ça se sait.
En revenant de l'immeuble NGS, lieu où nous donnons les cours principaux de la semaine, je m'installe pour écrire un peu dans la chambre. Il est déjà tard. Awa passe alors sa tête dans l'entrebâillement de ma chambre :
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On ne fait pas mon cour aujourd'hui ? me demande-t-elle.
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Si bien sûr. J'avais juste complètement oublié. Tu n'es pas restée si tard juste pour ça quand même ?
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Non ?!
Ce « non » qui veut dire « oui » ou « je ne sais pas », on l'entend dix fois par jour au Sénégal. Le « oui » est encore plus ambigu. Le oui peut tout dire. Il est toujours poli. Il ne faut pas froisser l'interlocuteur. En Chine, je pestais devant la volonté des habitants de ne pas vouloir perdre la face, me répondant n'importe quoi plutôt que d'admettre qu'ils ne savaient pas répondre à mes questions. Ici, c'est tout le contraire. On me répond toujours comme je souhaiterais l'entendre. Et au fond, je crois que c'est encore pire. Les Sénégalais que je fréquente pour l'instant veulent toujours me faire plaisir et, par conséquent, ne prennent jamais de décisions par eux-mêmes. Il y a un manque d'initiative consternant. C'est pourtant simple, par exemple, de dire si l'on a faim ou non, me direz-vous ? Pas ici. Même ça. On ne veut pas vous gêner. On ne veut pas vous embêter. Je ne sais pas ce qu'on cherche à éviter mais du coup on évite tout. Et ça agace à la longue.
Du reste, Awa est extrêmement motivée . Elle avance très vite. Pour moi qui n'avais jamais fait d'alphabétisation à ce niveau, c'est extrêmement enrichissant. Je ne pensais pas que ça pouvait aller aussi vite. Je souhaite de tous mon cœur que nous parviendrons à un résultat concluant avant mon départ.
Le soir, nous partons pour N'gor. C'est là que vit Antoine, le petit-ami de Fiona. Encore un électron libre de la bande que j'apprécie. Je ne suis pas là depuis longtemps et bien que je sache que tout ne sera pas toujours rose entre nous tous, je vis pour le moment au pays des Bisounours. Tout le monde est gentil et tout paraît si simple. Même s'il faut parfois rester ferme pour faire avancer les choses avec les Sénégalais, tout semble couler de source.
N'gor, c'est là pointe du continent. Le bout de la presqu'île du Cap Vert. C'est aussi plus animé que Yoff le soir. Casino, hôtels, restaurants, c'est aussi plus touristique que Yoff village. Ce soir, nous allons voir Souleymane Faye. À en croire certains, il est très réputé et sans doute meilleur sur scène que Cheikh Lô avec des prestations plus acoustiques. Comme je suis fan de ce dernier, je ne me méfie pas du piège et je me prépare à apprécier le concert.
Arrivés dans le bar où il doit se produire, nous ne voyons qu'une dizaine de clients. Inquiétant. Walâya interpelle un serveur.
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Souleymane Faye joue bien ce soir n'est-ce pas ?
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Oui, répond le serveur. C'est lui qui anime la soirée.
Nous voilà rassurés. Le concert sera seulement en retard, tout juste comme il le faut ici.
Quelques minutes plus tard, le serveur revient vers Walâya.
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Vous voulez que je vous présente Souleymane Faye ?
Walâya hésite, tergiverse un instant. Je m'exclame :
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Bien sûr ! Nous voulons le rencontrer.
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Je vais le chercher pour vous alors.
Cinq minutes passent et un type en costume, la cinquantaine, arrive à notre table tandis que nous jouons une partie de Uno.
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Bonsoir. Je suis Souleymane. Ça va bien ?
Je suis bluffé. Le chanteur est très connu au Sénégal et il fait encore la tournée des tables pour saluer son public avant le concert. Plutôt réservé devant nous, se limitant à quelques phrases de politesse sur notre voyage, il part se préparer.
Quelle déception pourtant à entendre sa prestation. Si les parties chantées en wolof sont sympa, l'artiste s'évertue à faire rire son public avec des blagues qu'il traduit en français pour notre table. C'est gentil, mais c'est long. Et c'est pas drôle surtout. Entre deux chansons, il tente aussi de jouer à des énigmes avec le public. Mais pas question de faire gagner un toubab, sa gentillesse à des limites. Ainsi lorsque je suis le premier à trouver la réponse, il feint de ne pas m'avoir entendu pour faire gagner la table voisine qui répète ma réponse. Pire encore, Souleymane Faye se la joue chanteur crooneur avec des reprises en italien. Un massacre. Puis il touche le fond mais creuse encore plus profond en entachant la mémoire de Brel. « Ne me quitte pas » devient « Ne me quitte plus » pour un Sénégalais qui perd à la fois paroles et mélodies. Souleymane Faye est un imposteur. On en rit finalement entre nous mais nous ne comprenons toujours pas comment il peut être si connu et que tant de gens l'affectionne. Sans doute pour ses chansons où il explique qu'à l'âge de dix-huit ans, il a vu sa mère dans le coma depuis quarante-huit heures se faire enterrer, comme le veut l'usage ici, reprendre soudain connaissance. Sans doute pour ses textes sur la liberté des femmes dans son pays. Sans doute...
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