mardi 31 mars 2009

Langue de Barbarie

 

Mon chemin me mène vers Gandiol puis Mouit, sur la Langue de Barbarie, une grande bande de sable séparant l'océan du fleuve Sénégal sur une vingtaine de kilomètres. C'est ainsi que je décide d'aborder ma descente de la grande côte qui s'étend jusqu'à Kayar, deux cent kilomètres plus au sud.

À force d'errer sur le sable, je suis vite rejoint par un Touareg. Quoi de plus normal ? Mon Touareg est un Peul, ce qui explique sa couleur très claire pour un Sénégalais. Il est nomade, bien entendu. En me voyant vagabonder ainsi, il s'est sûrement dit qu'il avait trouvé un confrère, un collègue de baroud.

    • Que fais-tu là, me demande-t-il ?

    • Je marche.

    • Tu vas où ?

    • Devant moi.

Mon touareg me regarde avec curiosité. Quel est cet étrange touriste sorti de nul part, semble-t-il s'interroger intérieurement ?

    • Tu sais où dormir ce soir, finit-il par me lancer avec un sourire ?

    • Pas la moindre idée.

    • Alors suis-moi, je vais te trouver une maison où passer la nuit.

C'est ainsi que je fais un bout de route avec mon nouvel ami à travers de minuscules hameaux où les gens s'étonnent de me voir accompagner cet étrange homme vêtu de bleu. Ou bien s'étonnent-ils justement de voir le Peul conduire un Toubab dans un coin si paumé, si loin des campements touristiques, où seules quelques chèvres s'égarent quelques fois ?

Mon compagnon de route s'appelle Claude. Il vend quelques « antiquités » dans le Parc National de la Langue de Barbarie que je dois visiter demain. Là-bas, on le surnomme Clo-Clo, ça ne s'invente pas. Il s'est installé ici depuis quelques années mais ne compte pas s'éterniser. Mon Touareg déborde de projets. Il veut créer un cyber-café. Il veut ouvrir un campement touristique. Il rêve de commercialiser des boissons bio à moindre coût. Il ne s'arrête pas. C'est un doux rêveur, la cinquantaine déjà atteinte, le seuil de pauvreté loin de l'être, en revanche. L'homme est bon, très cultivé mais un peu naïf quant aux réalités économiques. Rêver ne coûte rien du reste et il ne s'en prive pas.


Nous arrivons devant la maison d'Ibrahim. Le vieil homme est assis dans le sable. Il répare une corde, assemblage fragile de morceaux récupérés de petites ficelles diverses. Tendue autour de son gros orteil meurtri par le soleil et le sable, la corde brinquebalante exprime son indocilité. Derrière lui, un mur gris décoré de jolies fenêtres bleues dissimule la pauvreté familiale.

Claude va saluer le vieil homme et lui demande s'il est possible de m'accueillir cette nuit dans sa demeure. Ibrahim ne se pose même pas la question : la réponse est évidente. On m'indique alors une pièce vide où je dépose mes affaires. Un matelas, bientôt suivi d'un drap, fait son apparition dans la pénombre de ce qui sera bientôt ma chambre pour la nuit. Seule femme de la maison, la petite-fille d'Ibrahim, se met en quatre pour honorer la réputation de la famille. Rien ne saurait me décevoir face à toute cette générosité et cette bienveillance de toutes façons. Il faudrait être extrêmement pointilleux pour trouver à y redire. Ou juste sans cœur.

La vie du quartier s'étale peu à peu devant moi, à présent installé sur le sable, à côté du vieil homme. Je regarde les enfants jouer aux billes et les rapaces dévorer quelques restes. Un pêcheur retourne chez lui, un panier à moitié rempli pour nourrir sa famille bienheureuse. Le vent soulève encore des bourrasques de sable ; la nuit s'annonce très fraiche. Je m'éclipse discrètement pour observer le coucher du soleil sur la Langue de Barbarie.


À mon retour, je bavarde un peu avec Claude. On branche le groupe électrogène pour une heure, le temps de dîner une omelette délicieuse devant le journal télévisé, le poste branché sur la chaîne nationale « RTS ». On n'y parle que des élections. Le président Wade est en pleine campagne, tout le monde l'acclame sur son passage. Tout le monde semble l'aimer et le glorifier. C'est une chaîne nationale, ça ne fait aucun doute. Une semaine plus tard, il recevra une cinglant revers après dépouillement des urnes. La propagande n'a pas suffi, pas plus que le rachat des cartes d'électeurs et autres procédés douteux.

Ibrahim et Claude sont méfiant à l'égard du président. J'entends ici le même discours que dans toutes les familles aux revenus modestes. Wade construit des infrastructures. Beaucoup de routes. C'est bien mais ça ne fait pas manger. Mange-t-on du goudron ? Le constat est identique partout. La crise a frappé ici aussi. Elle a frappé fort. Le sac de riz a plus que doublé depuis l'arrivée au pouvoir de Wade. Le sucre, le lait, connaissent le même sort. Les familles pauvres ont du mal à s'en sortir.

Malgré les difficultés, l'accueil et l'hospitalité règnent en maîtres partout dans le pays. Je m'en aperçoit encore davantage dans cette maison qui ne peut se permettre de faire fonctionner l'électricité qu'une heure par jour, qui n'a ni gaz ni eau courante et qui, pourtant, m'ouvre ses portes naturellement. On dit que ce sont ceux qui ont le moins qui donnent le plus car ce sont les plus riches. J'en reconnais la véracité jour après jour.

Après le dîner, Claude me laisse car il doit partir dans un village voisin, le temps de nourrir ses oies. Je lui demande :

    • Ton village est loin ?

    • Non, non. Tout près.

    • C'est-à-dire ? Je connais le « non » sénégalais !

    • Cinq kilomètres.

Soit une bonne heure de marche pour s'y rendre alors que la nuit est tombée. Il lui faudra ensuite effectuer se besogne avant de revenir ici pour dormir. L'homme est courageux et il démontre ses capacités de marcheur. Que devais-je attendre d'autre de la pat d'un Touareg ?

Je ne tarde pas plus longtemps à aller me coucher. Je vis avec le soleil partout où je me rends. D'autant plus dans les villages sans électricité où on gagne à vivre en harmonie avec le jour.


Après une bonne nuit de sommeil, je remercie chaleureusement mes hôtes en oubliant malencontreusement un billet, posé bien en évidence dans la chambre. Des enfants avec qui j'ai fait un peu de lutte la veille sont déjà dans le sable à jouer alors qu'il n'est pas huit heures du matin.

Je me rends directement au Parc National de la Langue de Barbarie voisin. Mais voilà, je suis au Sénégal et on a beau annoncer et afficher partout que le parc ouvre à sept heures, il n'en est rien. Ou plutôt si. Le parc est bien ouvert. J'y entre le plus facilement du monde. Je prends quelques photos. Je finis enfin par finir ma nuit près du guichet vide.

À neuf heures trente, un gardien du parc vient enfin.

    • Vous n'avez pas vu de piroguier ?

    • Non. En fait, vous êtes le premier.

L'homme en treillis et grosse bottes de cuir montantes grogne un peu, puis peste contre les piroguiers qui travaillent à leur compte en société privée mais ne sont jamais là.

Je pensais que le parc était un grand lieu de tourisme au Sénégal ; il n'en est rien. Je serais sans doute le seul visiteur de la journée. Quand il y a quatre personnes par jour, ça tient déjà du miracle à cette période de l'année, m'avertit le gardien. Avec la crise, les touristes préfèrent les plus grandes réserves du pays. En réduisant leur séjour, me dit-il aussi, ils ont tout simplement rayé la Langue de Barbarie de leur programme.

Le gardien appelle le piroguier prévu pour aujourd'hui, puisqu'ils travaillent à tour de rôle, et m'invite à venir prendre le thé. Finalement le thé s'éternise et se transforme en petit déjeuner, suivi d'un nouveau thé saupoudré de diverses discussions sur la condition féminine et l'adultère en particulier. La cuisinière rigole dans son coin. Elle ne dit rien mais n'en pense pas moins. Lorsque le piroguier arrive enfin, il lui faut encore prendre son thé et son petit-déjeuner. « Amoul solo », il n'y a pas de soucis. Je ne suis pas pressé.


La Langue de Barbarie est une zone idéale pour observer les oiseaux migrateurs. La biosphère est extrêmement riche sur le fleuve Sénégal, à deux pas de l'océan. L'île qui trône au milieu du fleuve, « l'île aux oiseaux », est le paradis des volatiles qui viennent pondre ici chaque année à la même période, celle-si étant différente selon les espèces.

J'observe ainsi de très près des pélicans, des aigrettes, des hérons cendré, des cormorans à bec rouge ou des mouettes à tête grise, les plus agressives, prêtes à protéger leur territoire s'il le faut. Je ne suis pas un expert en ornithologie mais le spectacle est impressionnant, même pour un novice. Le rassemblement de ces populations est si dense pour un si petit bout de sable, le bruit si assourdissant quand on se rapproche, que c'en est déroutant.

La balade en pirogue, elle aussi, est des plus agréables. On se pose bientôt sur la langue pour franchir les quelques dunes de sable qui nous séparent de l'océan. Là, je joue avec des crabes craintifs, peu habitués aux visiteurs. En reprenant la route, au gré du courant, on prend une embarcation en stop. Pirogue-stop. J'apprécie le concept.

La Langue de Barbarie que je quitte bientôt, sans être à couper le souffle, demeure un endroit assez unique ou la biodiversité se doit d'être protégée. Or, le site est menacé par la stupidité de quelques hommes politiques qui n'ont pas tenu compte des protestations des écologistes. Ils ont tout simplement ouvert la bande de sable sur plusieurs mètres, il y a de ça quelques années, pour éviter à Saint-Louis d'être inondée. Aujourd'hui, le trou est devenue une ouverture béante sur l'océan. Plusieurs centaines de mètres à présent. Non seulement Saint-Louis n'est pas à l'abri, mais cette toute la biosphère qui a été perturbée. La brèche est devenue la nouvelle embouchure du fleuve et la Langue de Barbarie pourrait disparaître. Fin de l'exposé. Il n'y a rien à ajouter.


Avant de partir tout-à-fait, je rends visite une nouvelle fois à Claude. On parle de ses projets. Il est fascinant. Il me confit qu'il a réfléchi toute la nuit à une phrase que je lui ai dite hier. Je m'étonne.

    • Tu m'as dit : « Le plus important, c'est la volonté ».

La phrase qui me semble, aujourd'hui encore, des plus anodines l'a profondément marqué me jure-t-il. Il m'assure que la clé est là et qu'il a beaucoup appris de moi. Je ne sais pas où me mettre, ce qui ne m'empêche pas de persister et de signer dans mes propos. C'est bien la volonté qui me conduit, pas après pas.

Je le quitte un peu plus tard après de longues poignées de main pleines de respect. Une longue route m'attend encore. Je garderai longtemps l'image de cet homme au ruban bleu et à l'esprit si bouillonnant.

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